vendredi 14 juillet 2017

L’amour est voyage et vice-versa


Dans la continuité de mes souvenirs sino-sentimentaux du mois dernier, maintenant que j’y pense, à de rares exceptions près, celles qui confirment la règle, la plupart de mes plus belles rencontres, et ce dès la première, furent faites sur la route. Comme quoi...

J’ai approché la mère de mes enfants lors d’une sortie scolaire à laquelle nous participions tous les deux. Après avoir passé la journée à crapahuter avec des élèves de banlieue sous la pluie dans le Parc de Sceaux, elle acceptait un chocolat chaud. Le premier sur le sentier d'un périple montagneux d'une quinzaine d'années.

Le chemin de l'école, le seul point commun avec mon premier amour que j'ai rencontré sur celui du lycée. Nous habitions non loin l’un de l’autre, dans des rues adjacentes à l’avenue Raymond Poincaré, et nous nous dirigions, à la même heure, à quelques mètres de distance, plusieurs fois par semaine, vers la bouche de métro du Trocadéro, à destination du lycée Molière. Nous ne nous connaissions pas. J’étais en terminale et elle en première. J’avais certes remarqué cette sublime jeune fille blonde mais comme la timidité me maintenait à l’époque encore bien muet, je n’osais pas l’aborder. 

C’est elle qui m’a adressé la parole pour la première fois. Mon sac à dos de l’armée américaine, offert par un habitant de mon immeuble, et mon bombers kaki épinglé de pins US, intriguaient cette binationale américano-néerlandaise. Un matin elle me demande si on peut faire le chemin du lycée ensemble et si je suis Américain. 

Cette grande amoureuse de chansons sentimentales, amour qu’elle m’a transmis, venait de faire le « premier pas ». Le premier d’une longue discussion, de longues promenades le long des quais de Seine après les cours, mais aussi de toutes ces heures tendres passées enlacés sur les bancs de l’île aux Cygnes ; sans oublier ces virées chez moi au Portugal et chez sa grand-mère du côté de Arnhem dans l’Est des Pays-Bas.

Mes papilles frétillent encore de ces délicieux souvenirs de krentenbollen, ces petites brioches hollandaises au raisin, tartinées de beurre de cacahuète « Calvé » au petit-déjeuner. Mes yeux n’ont rien perdu des balades sur les digues de la Mer du Nord, et de ces autres joyeux moments passés avec cette famille que j’adore, et avec qui j’ai maintenu le contact en dépit du temps et de la distance. 

Malgré leur amour de l’Europe, l’appel de l’Amérique fut en effet le plus fort. Mon Alexa part après son Bac aux USA puis devient hôtesse de l’air dans une compagnie américaine. Et moi je me revois, comme si c’était hier, angoissé comme jamais, lui adressant un courriel pour lui demander de ses nouvelles, tout en priant tous les dieux du ciel comme des enfers pour qu’elle ne soit pas à bord de l’un des avions qui vient de s’encastrer ce jeudi 11 septembre 2001 dans les tours du World Trade Center.

Un an après le départ de « la fille de ma vie », comme elle le disait, je fais la rencontre d’une femme extraordinaire, de ces rencontres que je qualifie d’initiatiques. J’ai 19 ans, elle en a 35. Je suis là, en Norvège, du fait de l’un de mes premiers très nordiques appels. Elle s’y trouve afin de préparer son prochain rôle dans une pièce de théâtre écrite par le grand dramaturge norvégien Henrik Ibsen. Ce sera sa deuxième pièce ibsénienne après « une maison de poupée », mais la première fois qu’elle montera s’imprégner du Nord.

C’est le soir. Après avoir passé la journée à faire le troll dans les Alpes de Romsdal, je suis à table avec la dalle, au milieu d’un groupe composé en grande partie de professeurs passablement ennuyeux, exceptée Magali dont je goute chaque parole portée par sa voix magnétique et suave, mais pas seulement. J'ai du mal à la quitter du regard. Outre le fait de ressembler à Madeleine Stowe qui vient de me subjuguer cette même année au cinéma dans « le dernier des Mohicans », cette très jolie petite brune au charme délicieusement français me rappelle décidément quelqu’un. 

Lorsqu’elle me dira, plus tard, dans quel film je l’ai vue, je me taperai le front d’un « bon sang c’est ça ! » tout en rigolant au souvenir de sa tirade culte "il a mangé mamour !" dans cette comédie non moins culte pour toute une génération de bacheliers. 

Là, en me disant, « j’ai déjà vu cette femme quelque part », je n’imagine pas une seule seconde que quoi que ce soit d’aventureux puisse se produire. Par contre j’aime de plus en plus la regarder, l’écouter, mais aussi la taquiner de temps en temps, chose qui semble lui plaire. Or c’est ainsi que l’inattendu va advenir tel un coup de marteau du dieu Thor.

Quelques jours après, nous sommes dans le bus retour de Norvège. Nous traversons ma douce Allemagne. Je me trouve tout au fond du car. Magali occupe la rangée devant moi. En ce mois de juillet 1993, il fait chaud. Les femmes du fond se mettent à discuter de la chaleur et de la moiteur ambiante. Magali me demande mon avis. Je réponds je ne sais plus quelle bêtise. Elle sourit avant de lâcher « vivement Paris que je prenne une bonne douche ». Sur ce je rebondis avec une bêtise dont je me souviens parfaitement de chaque mot, et que j’avais lancée le plus innocemment du monde. « Moiteur pour moiteur, avant de te doucher, nous ferons l’amour ». Les filles rigolent. Magali sourit. La discussion se poursuit tranquillement dans la nuit. 

Subitement les filles de poupe demandent au conducteur, avec qui elles avaient sympathisé, et qui venait de mettre de la musique, s’il peut faire jouer quelque chose d’un peu plus dansant. Le chauffeur nous met une cassette de titres "dance" en vogue au début des années 90, nous demande de tirer les rideaux du bus et nous accorde 10 minutes de dancing compte tenu du fait qu’il est interdit de danser dans un bus en marche. 

On n’en demandait pas tant. Nous autres joyeux lurons de l'étambot, nous dandinons quelques instants dans la travée centrale de l’arrière car, notamment sur le "what is love" de Haddaway. 

Enfin, histoire de nous faire redescendre tranquillement, le conducteur met un slow, le « just around the corner » du groupe Cock Robin. D'humeur légère, je demande à Magali, si elle veut bien m'accorder cette balade. Elle me dit oui et colle son adorable visage contre mon poitrail. Celle-là je ne l’avais pas vu venir. Me voilà beaucoup moins détendu tout d’un coup.

La musique s’arrête. Non sans une pointe d'émotion, je la remercie. Elle me sourit et nous retournons à nos places respectives. Il ne doit pas être loin de minuit. La fatigue se fait ressentir. Magali, devant moi, incline légèrement son siège vers l’arrière. Je suis juste derrière. Je finis par caler mes genoux dans l’espace offert entre l’inclinaison de son siège et celui à sa gauche resté droit. Je mets les écouteurs de mon walkman et enclenche la cassette audio compilant mes titres sentimentaux préférés. 

Alors que je regarde par la fenêtre, soudainement je sens que la main de Magali vient de se poser sur mon genou placé dans l’interstice des sièges. Patatras ! Le marteau de Thor vient de s'abattre sur moi.  Et comme frappé par la foudre, le temps s'étire indéfiniment.

Reprenant mes esprits, je vois dans le reflet de la vitre que Magali semble dormir. Par conséquent je me dis qu’il s’agit certainement d’un geste involontaire. Et puis je pense au slow d’il y a plusieurs minutes. Et puis je me redis que ça ne peut pas être volontaire. Cette femme est beaucoup trop extraordinaire. Je ne suis rien, rien d’autre qu’un gamin. Je suis, je suis surtout totalement tétanisé par cette main posée sur mon genou, le front perlant à grosses gouttes. Putain de moment de solitude!

Mon instinct finit par envoyer au diable mon Surmoi. Je pose ma main sur la sienne et commence tout doucement à en caresser les contours. Je me rends compte très vite qu’elle ne dort pas, contrairement au reste du bus. Très discrètement elle se lève et vient me rejoindre. Avec sa voix délicatement posée et un doux sourire, elle me dit « j’ai cru que tu ne poserais jamais ta main sur la mienne » puis elle m’embrasse. Elle a des lèvres aussi douces que passionnées. Plus de vingt ans après, j'en ai encore le goût en bouche

Elle me demande ce que j’écoutais. Je lui mets l’un de mes écouteurs dans l'oreille et appuis sur le bouton "lecture". Elle me regarde surprise et sourit en découvrant qu'il s'agit de « strangers in the night » de Franck Sinatra. Tout en gardant l’écouteur, somnolente, elle se recroqueville sur la banquette et pose sa tête sur mes cuisses. 

J’ai l’impression d’être dans un film tant c’est irréel. Je caresse son merveilleux visage et m’attarde longuement sur ses longs cheveux châtains. Les lignes de ses épaules, de sa nuque et celles de sa poitrine sont beaucoup trop tentantes pour que je n’entame pas leur exploration du bout des doigts. J’ai dû passer une heure à la câliner puis à veiller sur son sommeil afin qu’elle ne tombe pas de la banquette arrière de ce bus béni par Freyja.

A l’approche de Paris, elle se réveillera dans la même position en souriant, et m'embrassera avant de rejoindre discrètement sa place. Nous nous reverrons le soir même. 

Et trois mois durant, j’apprendrai comme jamais, au contact de cette grande dame : sur la vie ; sur les femmes ; sur les hommes vieux ou jeunes ; l'amour, l'amitié et le sexe ; sur les névroses, les turpitudes destructrices et l’entre-soi du milieu du spectacle parisien. 

Trois mois où elle me marquera au fer tendre, avec ses attentions classieuses et bienveillantes à mon égard ; avec sa fougue de femme française libre, et ses attendrissants miaulements de plaisir ; nos sorties au théâtre ; les fois où je la contemplerai donnant tout son être sur les planches ; ces choses qu’elle me dira, et que je mettrai, pour certaines, des années à comprendre ; tout ce qu'elle m'offrira en si peu de temps ; sans oublier son fabuleux sourire.

Sa vie de saltimbanque l’entrainera, elle aussi, de l’autre côté de l’Atlantique, au Canada. Elle doit approcher maintenant, la soixantaine d’étés, et vous n’imaginez pas ce que je donnerais pour pouvoir serrer contre moi, avec toute la tendresse que j’ai, son doux visage que j'imagine toujours aussi souriant.

Moralité, la vie comme l’amour étant mouvement, il ne faut surtout pas que j’arrête de marcher. Ça m'a plutôt bien réussi. Et puis sait-on jamais, je pourrais enfin trouver la bonne, celle à côté de qui il fera bon vagabonder le restant de mes années. Alors en route !



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