Erevan. Mémorial du génocide des Arméniens de Tsitsernakaberd. Je contemple la carte de la grande Arménie prévue par le Traité
de Sèvres de 1920. Sevan s’approche de moi. Je lui dis que j’aime beaucoup cette
carte. Il ne partage pas mon enthousiasme. « Que voudrais-tu que l’on fasse d’une si grande Arménie » me dit-il
en soupirant avant de poursuivre. « Nous
sommes à peine assez nombreux pour peupler et défendre celle que nous avons ; nous
sommes même obligés de truquer un peu les statistiques pour tenter
d’impressionner nos ennemis ; et je ne parle pas de la diaspora, malgré tout son cinéma, elle ne
viendra jamais nous rejoindre, petite ou grande Arménie ». Je médite
ses paroles. Il a raison.
En quittant le mémorial, ce jeune
arménien, fraichement débarqué du front du Haut-Karabagh, me parle sur un ton goguenard
d’une diaspora trop lointaine, finalement plus turque qu’arménienne, aussi bien par sa langue que par ses mœurs ; d’une
Arménie aux mains d’une vieille oligarchie mafieuse qui tient les clefs
politiques et économiques du pays et qui, par sa corruption et ses monopoles,
empêche la jeunesse de participer à la modernisation du pays, vendant en
passant tous les intérêts de l'Arménie à la Russie. « Nous sommes devenus les locataires de notre propre pays ; tout,
depuis les murs jusqu’à la gazinière appartient aux Russes ».
Il enchaine sur la guerre avec
les Azéris qui sert finalement, là aussi, bien plus, les intérêts russes, que ceux des
deux pays stupidement ennemis. « La
paix n’est pas pour demain. De toute façon, même si on leur donnait le Haut-Karabagh, le gouvernement azéri réclamerait le sud de l’Arménie, puisque leur
objectif est de pouvoir relier un jour l’Azerbaïdjan à leur enclave du Nakhitchevan
située à l’ouest de l’Arménie ».
Chose peu connue, en effet,
l’ethnie turque Azérie se trouve partagée entre l’Azerbaïdjan, le Nakhitchevan,
mais aussi le nord de l’Iran où ils sont plusieurs millions.
Sur le même ton goguenard, je lui
dis que l'Azerbaïdjan n’a qu’à annexer le nord de l’Iran ; ça lui fera un
beau couloir ; ou alors de manière moins débile, les Azéris n’ont qu’à arrêter leurs
conneries, signer la paix avec l’Arménie en renonçant au Haut-Karabagh
arménien, puis utiliser tout simplement les routes arméniennes pour relier
l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan, ce qui sera très bon pour le commerce
régional. Il rigole en me lançant « faudrait-il
encore que les Russes le veuillent ; si jamais on faisait la paix, ils
perdraient deux gros clients pour leurs armes et ça ils n’en veulent pas ». Vu comme ça, en effet, ce n’est pas gagné.
Je me dis que l’Europe aurait
peut-être une carte à jouer mais peut-on seulement compter sur le ventre mou
bruxellois pour pacifier une région qui ne demande qu’à être un merveilleux
pont entre l’occident et l’orient.
En effet, le poids des dépenses
militaires est un boulet qui freine le développement. « L’armée et la police sont les deux
principaux employeurs du pays » me dit-il. Un développement entravé
alors que l’Arménie a tous les atouts géographiques et culturels pour devenir
une véritable petite Suisse du Caucase.
Il me parle également des relations
commerciales qui s’améliorent avec la Turquie. Il pense que les relations
politiques suivront le jour où les Turcs comprendront que la
reconnaissance du génocide arménien ne sera pas couplée avec des revendications
territoriales. « On n’en veut plus
de l’Arménie occidentale de toute façons. Elle n’est plus à nous. Elle n’est même
pas aux Turcs. Elle est aux Kurdes maintenant ». Il rigole. Je le
taquine en disant. « T’as raison,
mais on ne va pas leur abandonner le Mont Ararat tout de même ». Il acquiesce en souriant.
En faisant mine de réfléchir je
lui dis « et si on proposait le deal
suivant aux Turcs. Vous reconnaissez le génocide des Arméniens et nous renonçons
à toute revendication territoriale, à deux
exceptions près. Le Haut-Karabagh arménien ce qui suppose que vous
convainquiez vos cousins azéris d’arrêter leurs âneries. Mais aussi le versant
Est du Mont Ararat. On fait moitié-moitié. Et ça ne fait que quelques dizaines
de kilomètres d’offerts pour solder le passé ».
Il éclate de rire. Ce passionné
de montagne me dit « ce n’est pas
idiot ! Après tout, vous vous partagez bien le Mont Blanc avec les
Italiens. Il doit bien y avoir un moyen de convaincre les Turcs de partager le Mont Ararat. En plus le versant le
plus beau est celui tourné vers l’Arménie. On leur laisse l’autre bien
volontiers. Tiens ! Histoire de fêter cette idée de résolution de conflit,
et si on allait boire un verre ». Guénats !
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