mercredi 5 août 2020

Chroniques de Guerre Sanitaire (2/9) : Les Roses du Rhin

 « J’ai grand besoin d’un vaccin dans les régions où je me trouve » 

Comtesse de Contrepet

 

Le sentiment du devoir accompli, le soir venu de ce mardi 10 mars, me vient un grand désir d’air frais, un peu comme une ultime grande inspiration avant une très longue apnée. Le lobe cérébral qui gère chez moi l’appel du grand air se met en roue libre. Mon envie première est toujours celle de l’Océan mais la météo s’annonce maussade le weekend prochain à Saint-Malo. Me vient alors une envie de Rhin. Je regarde les prévisions sur Strasbourg. Les statistiques sont bonnes. « Prima ! » (« génial! » en allemand) lâche-je intérieurement en même temps qu’un jet d’endorphines, cette hormone du plaisir qui inonde alors ma cervelle.

Je vérifie deux-trois trucs sur le Net puis je me lève et vais voir mon Amoureuse. Les sourcils interrogateurs, elle questionne mon sourire de gamin qui vient de s’enfiler toute une tablette de chocolat.

« Mon Amour, avant le confinement qui vient, ça te dirait le weekend prochain, un petit caprice, tous, tous les deux ». Avec ces mots, j’ai toute son attention.

« Oui, ça te dirait une tarte flambée à Strasbourg avant d’aller acheter des clopes en Allemagne ? »

« A Strasbourg, en plein cluster du Grand-Est ? » m’interroge-t-elle en rigolant.

« Oui ! » que je lui dis. « Si on n’a pas chopé la Covid19 dans les bétaillères de la ligne 13 ou 2 du métro parisien, ou dans les bars à tapas de Madrid, il y a peu de chances qu’on le pèche sur les bords du Rhin. »

« Mais j’y pense, normalement on doit voter ce dimanche » poursuit-elle. « Justement, j’ai pas envie » souligne-je d’un sourire ironique.

« Va pour Strasbourg » conclue-t-elle en riant, puis dans la foulée, je nous prends une chambre d’hôtel via la plateforme Booking ainsi que des billets de TGV. Le temps de trajet sera rallongé du fait d’une avarie sur la voie classique suite à la chute d’un talus la semaine dernière. Une heure de plus pour chaque trajet en passant par Metz. Ce n’est pas grave. Je ne connais pas les bords de la Moselle, ni la campagne messine que je découvrirai depuis les fenêtres du train. Nous partirons tôt le samedi matin et rentrerons tard dimanche soir, échappant ainsi à la transhumance du troupeau électoral, et profitant à plein de notre escapade amoureuse.

Ce samedi 14 mars 2020, au matin, dans ce train à moitié vide, je maugrée sur le fait que notre gouvernement prend vraiment la population pour un troupeau de lemmings lobotomisés. L’allocution présidentielle de jeudi soir tout en injonctions contradictoires, me laisse sur l’estomac un poids mi-figue mi-raisin. « Vous voterez dimanche puis on fermera les écoles le lendemain ». Cette forme de désinvolture politique nous enjoignant de voter alors que le climat sanitaire s’alourdît jours après jour induit comme une légèreté bien plus blâmable que louable. D’ailleurs la polémique enfle dans le pays suite au maintien des élections municipales. Cela ne manquera pas de laisser des traces me dis-je alors que notre train longe la Moselle  et que je caresse le cou de ma douce qui somnole dans mes bras.

« Ils ont beau donner l’impression de contrôler la situation, tout le monde sent qu’elle leur file entre les doigts », me dis-je alors que notre train est à l’arrêt sur les voies « pour raison de réorganisation du trafic ferré suite à l’accident de TGV » de la semaine passée. Nous repartons.

La gare de Metz est imposante. La ville a l’air mignonne. Il faudrait que je l’explore un jour. Ce sera l’occasion de rendre visite à mon Tonton GéPi. Puis nous déboulons en Alsace par les ballons forestiers des Vosges. J’adore cette région. J’aime ses autochtones. Mon père en a également des souvenirs émus.

Lorsqu’il émigra en France, ce fut pour travailler dans la carrière de la famille Schneider à Bust. Les premiers mots qu’il apprit en France furent en dialecte alsacien afin de pouvoir commander des bières à la taverne du coin. Mon père gardera toujours en tête, aussi bien la gentillesse des filles Schneider qui lui apportaient des corbeilles de fruit le dimanche, comme la rigueur travailleuse alémanique du vieux Schneider qui n’allait pas sans lui rappeler celle toute galicienne de son propre père.

Le récit de ses souvenirs alsaciens était toujours l’occasion pour mon père de nous raconter comment il était venu en France grâce à un contrat de travail chez les Schneider, et non clandestinement comme ma mère ; comment il se faisait chambrer par les ouvriers italiens « qui nous prenaient pour des culs-terreux sans savoir-faire » ; comment il avait conquis le respect des Italiens et des Français par la qualité de son travail. Ma mère embrayait en général sur sa traversée des montagnes portugaises et espagnoles avant d’arriver dans sa « France chérie », celle chez qui travailler signifiait « manger enfin à sa faim et surtout faire des projets » ; comment elle avait été séquestrée pendant plusieurs semaines par l’un de ses premiers employeurs, avant d’être libérée par la police du commissariat où par la suite, elle a été employée comme femme de ménage. « Sans rien me devoir, la France m’a donné toutes les opportunités que j’ai été capable de saisir » disait-elle. De son côté, travaillé par la « saudade » de son pays, tout en chérissant cette France où il a choisi de fonder son foyer, mon père exigeait, à la fois, que nous parlions portugais sous son toit afin de cultiver nos racines portugaises, et que nous soyons de « parfaits Français, une fois la porte passée ». « Je contrôlerai cela par la qualité de vos fréquentations ainsi que par la valeur de votre travail scolaire » martelait-il. 

« Ce serait bien que j’aille faire un tour à Bust  également» me dis-je en repensant à tout cela. En attendant, ayant dépassé Haguenau, notre train approche tranquillement de Strasbourg en longeant les rivières et canaux du Bas-Rhin. J’ai hâte d’y arriver et d’exposer à ma Mie les secrets de cette Magnifique Venise du Nord.

Mon amour pour Strasbourg est parfaitement résumé dans cet extrait d’une lettre d’Edgar Quinet  à sa mère:

"Cette ville de Strasbourg me plaît plus que je ne puis dire. J'aime ce caractère alsacien, quelque chose d'hospitalier et de libre ; j'aime cette cathédrale si près de moi, j'aime surtout le voisinage du Rhin. Il me fait penser à tout ce qu'il y a d'illimité dans l'histoire."

Nous y voilà. Il fait beau. Nous passons rapidement le quartier de la gare aussi dégueulasse qu’il est décidément peu alsacien. Devant l’état des trottoirs, je me demande pourquoi d’aucuns manifestent à ce point leur « halal » refus de manger du porc, alors qu’ils illustrent à merveille cette expression française « heureux comme un porc dans sa bauge ». Un tabou peut-être. La peur de sombrer dans une forme de cannibalisme.

Laissant derrière nous cette interrogation, nous traversons le pont Kuss, longeons le quai Turckheim en direction du pittoresque quartier de la Petite France. 

A chaque venue, je me retrouve en pamoison devant ces maisons des bords des bras de l’Ill, à l’architecture en colombage faite de poutres enlacées tels des bretzels de chêne ou de sapin, soutenant de jolis toits recouverts de ces typiques tuiles en queue de castor, et mises en valeur par des façades aux plâtres colorés.

Malgré le soleil, ce n’est pas l’ambiance des grands jours, celle  des fêtes de Noël ou de Pâques, ou même celle des journées ensoleillées. Certes des enfants s’amusent dans le parc à jeux de l’île du Square de Moulins, et quelques grappes d’adolescents rigolent en buvant des bières sur l’île en face, à l’ombre des arbres du square Louise-Weiss, mais rien de comparable avec l’ambiance habituelle, grouillante de vie ordonnée à l’alsacienne, agrémentée d’une significative trépidation touristique.

Ce sentiment est d’ailleurs partagé par le serveur de la jolie taverne de la Place du Marché-aux-Cochons-de-Lait qui nous sert nos délicieuses tartes flambées cuites au feu de bois. Accompagnées d’une petite salade et d’une bonne bière, quel délice !

Après avoir rendu nos hommages à la majestueuse cathédrale de gré rose, nous nous y restaurons pour midi. Il y a du monde à l’intérieur de cette taverne rustique, ornée de vitraux colorés qui lui donnent un côté moyenâgeusement chaleureux. Mais les terrasses sont désertes. Le serveur du Pfifferbriader, un garçon à l’humour aussi facile que communicatif, accompagne nos observations d’une certaine inquiétude pour la poursuite de l’activité. Le patron de l’établissement fait d’ailleurs les cent pas en direction de l’entrée du restaurant  en ayant du mal à cacher son désarroi lorsque son regard balaye les rues désespérément vides.

Nous rejoignons après cela, notre hôtel en longeant le quai des Bâteliers inondé de lumière mais pas de promeneurs. Quelques Strasbourgeois profitent de la douceur du soleil, sur les pontons du quai, en couple, ou entre amis, mais en gardant leurs distances. Les « mesures de distanciation sociale » donnent désormais le la.

A l’hôtel, que j’avais choisi sur son nom, en hommage aux roses de Rhin que j’aime tant, nous sommes accueillis par le responsable aux mœurs authentiquement délicates propres à la civilité des Arabes Égyptiens. Au vu de ses mœurs et des sonorités douces de l’arabe dialectal qu’il parlait avec sa fille à l’accueil, il m’en a tout l’air. Il ne semble pas y avoir grand monde dans l’établissement. Ce qui explique sans doute que le directeur nous a gratifiés de la magnifique chambre décorée d’une jolie représentation de la Venus de Botticelli, avec balcon offrant une agréable vue sur le canal.

Le cadre est magnifique. Cela nous met d’humeur sentimentale pour le dire ainsi.

Après avoir honoré  ce cadre idyllique en froissant le lit, il est temps de filer en Allemagne. Filer à l’anglaise en Allemagne. Je n’aime tant faire cela que lors des weekends électoraux. Je l’avais fait lors du premier tour des élections présidentielles de 2017, en allant voter dans un repère d’artistes libertaires du port industriel du Rhin. Filer en Allemagne, c’est ma façon de voter avec les pieds en allant rendre hommage à des démocraties matures, la république allemande étant pour moi un modèle.

Nous sautons dans le tramway qui passe non loin de l’hôtel, et descendons quelques minutes plus tard au terminus côté allemand, au niveau de la gare de Kehl. Nous ne sommes pas les seuls. Le tram rempli, déverse des habitants de la métropole strasbourgeoise venus faire le plein de cigarettes 40% moins onéreuses qu’en France mais aussi de produits alimentaires moins chers côté teuton. L’Allemagne, le pays où la vie est moins taxée. Ils repartent leurs courses aussitôt faites.

Ce n’est pas notre cas. Après avoir fait le plein de clopes pour ma gracieuse évanescente, dans les boutiques situées autour de la gare, je lui présente les autres charmes de Kehl : le jardin des roses, le quartier pavillonnaire aux maisons cossues alignées le long d’un étang qui ferme sa boucle sud aux pieds de la tour panoramique de Kehl.

« La tour de sapin banc », une tour de bois de 44 mètres de haut qui offre une vue magnifique sur toute la région. La tour bouge à chacun de nos pas, ce qui accroit le vertige de mon amatrice de stabilité. Vertige qu’elle combat pour me faire plaisir. Mais comme je lui serine à chacune de nos explorations, que tout ce qui est vraiment beau se mérite, elle se hisse en s’éloignant du garde-corps. Tout là-haut, la vue vaut effectivement le détour comme le tournis. Elle s’agrippe à mes bras pour l’admirer.

Côté Allemand, vers le sud-est, nous admirons les monts de la Forêt Noire d’où provient le bois de la tour.

Côté Français, nous contemplons Strasbourg de laquelle émerge la flèche de son impériale cathédrale de grès rose, puis au loin, dessinant des courbes au-dessus de l’horizon, les crêtes bleues des Vosges.

Descendus de la tour, en direction des rives du Rhin, je lui montre le parc à jeux d’eau de la Wasserspielplatz-am-Rhein, dans lequel mes enfants s’étaient amusés deux étés auparavant, puis nous nous baladons sur les rives allemandes du Parc des deux Rives, avant que vienne le moment d’emprunter l’imposante passerelle piétonne qui relie la France et l’Allemagne.

Une série de baisers s’impose au milieu de « la passerelle Mimram », les yeux perdus dans les eaux puissantes du plus long fleuve d’Europe occidentale.

Là, je pense à ces mots de Victor Hugo « Il y a toute l'histoire de l'Europe dans ce fleuve des guerriers et des penseurs, dans cette vague superbe qui fait bondir la France, dans ce murmure profond qui fait rêver l'Allemagne ; Le Rhin réunit tout ». C’est vrai ! Le Rhin réunit tout.

A chaque occasion, j’espère que je pourrais apercevoir l’or du Rhin scintillant au fond des flots, celui de mes ancêtres Suèves migrant il y a quinze siècles vers les rivages atlantiques de la Galice. En souriant, je me dis à chaque fois « Das ist so romantich ». Cette fois-ci je le dis en tenant ma femme trésor dans les bras.

De retour à l’hôtel, nous refroissons les draps de notre alcôve amoureuse en attendant l’heure de nous mettre en quête d’une maison dans laquelle  diner. 

Ma femme n’a pas son pareil pour nous dénicher à l’instinct de parfaits repères culinaires. Elle met dans le mille à chaque fois. Sans doute une mutation sophistiquée de l’instinct de chasse.  

Après avoir déambulé dans les rues du quartier de la Place Saint-Etienne, et croiser des restaurants aux noms exotiques, son regard s’attarde sur la devanture d’une brasserie alsacienne. « Après tout nous sommes venus ici pour manger local », dit-elle. En ouvrant la porte du Winstub Meiselocker, et en la laissant entrer en premier, le tout accompagné d’un grand sourire, je lui dis « pas de soucis, je te suis ».

Tout en nous installant, le patron semble poursuivre une discussion avec la clientèle déjà attablée, que notre entrée avait interrompue. Nous sommes très vite mis au parfum. Le tout dernier pas de la valse gouvernementale vient de poser la fermeture de tous les bars et restaurants dès ce samedi minuit.

Nous nous regardons interloqués et décidons de savourer avec une application toute particulière un rosbif de cheval à l’alsacienne et un jambonneau braisé à la bière. Succulents ! Entre deux bouchées, mi-amusés mi-contrariés, nous nous demandons ce que nous mangerons demain dans un Strasbourg aux tablées subitement fermées. Avec le dessert, nous nous inquiétons pour tous ces restaurants qui ont dû faire le plein et qui vont devoir jeter toute la marchandise. Enfin, en quittant le restaurant, nous nous interrogeons sur ces décisions gouvernementales aussi brutales qu’intempestives.

« Ah ça, ils ont le sens de l’absurde » me dit ma Chérie, « ils ferment dès ce soir les restaurants, tout en ouvrant demain les bureaux de vote ! Cela encouragera les votants, à ne pas en douter ! »

 « Je t’avais promis de l’aventure ma Chérie ; demain nous devrons survivre au blackout alimentaire » lui répond-je en riant.

Elle ajoute d’un ton amusé « ce n’est pas grave mon Cœur, nous nous nourrirons d’amour et de bretzels ».

C’est à peu de choses près ce que nous dira le responsable de notre hôtel le lendemain au petit déjeuner. Nous n’avons beau être que deux couples dans le salon du petit-déjeuner, le service n’en est pas moins royal. Le choix est plus que complet. Tout en le savourant, nous partageons avec le directeur nos impressions de la veille. Il nous raconte d’un ton flegmatique l’ambiance irréelle qui règne, l’activité atone, les courses tendues qu’il a fait hier après-midi pendant lesquelles des « dames méchantes se disputaient des boites de flageolets ». Pour la journée, il nous rassure d’un sourire. « Vous trouverez bien des bretzels dans les boulangeries qui resteront ouvertes ; avec de l’amour et de l’eau fraiche, ça devrait suffire ».

Des bretzels, nous en avons effectivement trouvé dans les boulangeries Dreher, aussi bien celle de la Place Gutenberg que celle de la Place du Corbeau. Cependant nous finîmes par rencontrer une autre difficulté en route.

En quittant l’hôtel sur les coups de 11 heures, nous partons en direction du quartier européen, tout en longeant les quais de l’Ill. Les rues sont vides. Les quais sont à nous.

Hormis le Parlement européen et l’imposant bâtiment du Conseil de l’Europe qui ressemble à un vaisseau spatial gohaould (#Stargate) au repos, je voulais exhiber le Parc de l’Orangerie à mon oiseau de paradis. Non loin du centre-ville, ce poumon vert offre plusieurs attractions en plus d’un lieu de repos des plus plaisants autour des pelouses arborées et de son étang. Un zoo ouvert au public en est le principal. Mais l’attraction que je préfère, ce sont les cigognes qui nichent dans le parc.

Ce dimanche 15 mars, les cigognes sont bien là, notamment sur le bâtiment principal du parc servant ce jour-ci de bureau vote. Nous restons un temps à observer ce livreur de bébés au long bec. Ce vieux mythe nous fera à jamais voir ce maitre des cieux aux longues migrations comme un piaf à part. Par contre le zoo est fermé. Quel dommage. Je voulais revoir et faire admirer les flamands roses qui y résident.

« Tu ne saurais pas s’il y a des toilettes dans le coin » me demande-t-elle. Si ma femme me suit dans mes pérégrinations, il y un élément avec lequel j’ai appris à composer. Ses très régulières pauses toilettes. Du coup je calcule les itinéraires en conséquence. Comme je savais qu’il y en a dans le parc, j’accueille tranquillement sa question. Mais comme je le disais plus haut,  c’est là que les choses se compliquent. Les deux toilettes publiques du Parc l’Orangerie sont fermées.

« Ils n’ont tout de même pas fermé toutes les toilettes publiques de la ville pour obliger les flâneurs à rentrer chez eux » demande-je tout haut un brin désappointé. Ma flâneuse me regarde un chouia inquiète. Toilettes publiques fermées, cafés-restaurants de même. L’après-midi s’annonce aussi pressante que l’envie qui monte. En quittant le parc, j’ai même le titre du film du jour « Impossible Miction ».

En disant ça, une idée me saisit. « Mais j’y pense, nous sommes dans le quartier des ambassades. Il y a des chances qu’il y soit, et je suis certain que l’idée que l’on passe même pour une pause technique le fasse bien rire ».  Ma femme ne comprend pas. En riant, je réponds à son regard interrogateur en lâchant « ça te dirait de lissebroquer dans les sanitaires les plus classes du monde ? » puis je passe un coup de fil.

Pour sûr les gogues de cette ambassade le sont : marbre de carrare à la blancheur alpine soulignée par de la robinetterie dorée aux lignes épurées, le tout agrémenté de savon Dior laissant planer un très agréable parfum de fond. Et comme prévu, ma visite impromptue ainsi que le motif de celle-ci font bien rire ce vieil ami qui accueille les présentations avec ma dulcinée de sa charmante hospitalité.

« Formidable ! Le temps d’examiner ta demande d’asile sanitaire auprès de mon ambassade,  nous allons pouvoir ouvrir la bouteille de Slyrs que j’ai mis de côté pour l’une de tes venues ; il paraît que les Bavarois savent faire du whisky ; nous allons pouvoir le vérifier ».

Cela fait partie de nos petits rituels. Chacune de nos retrouvailles est toujours l’occasion d’explorer un peu plus loin la planète Malt. Et force est de constater que les Bavarois savent faire du Whisky. Avec son parfum vanillé aux touches boisées et aux notes d’agrumes, ce verre de Slyrs est aussi  agréable aux narines qu’aux papilles. Ma chère et tendre opte de son côté pour un Porto blanc issu de l’une des meilleurs années de la maison Dalva.

Après les amabilités d’usage et pendant que ma dulcinée visite les toilettes, ce vieux camarade me fait part de son inquiétude au sujet des affaires du monde qui semblent désormais rouler à tombeau ouvert. Puis il nous raccompagne à la frontière de son enclave territoriale. Il nous salue d’un grand sourire. « J’espère que ton prochain passage sur Strasbourg nous laissera plus de temps pour deviser» conclue-t-il.

De retour en centre-ville et après avoir constaté que tout est effectivement bien clos, offrant la très commerçante Place Kléber aux seuls vagabonds qui la squattent et la meublent de leurs querelles avinées, nous parvenons à acheter du pain d’épice dans la boulangerie Woerlé au coin de la Division Leclerc et de la rue des Serruriers. Cet achat faisait partie des incontournables. « Mission Accomplished ! »

Nous pouvons allez nous poser sur le Quai des Bâteliers. L’accès au ponton, côté place du Corbeau, est fermé mais les couples de Strasbourgeois passent outre pour profiter de ce dernier weekend au fil de l’eau. 


A Strasbourg fait comme les Strasbourgeois. Nous faisons de même. Passant par-dessus la barrière fermée, nous descendons nous installer sur le ponton tout en maintenant les distances de sécurité que tout le monde semble avoir intégré. Là, tout en dégustant nos bretzels et notre pain d’épice, nous profitons du soleil en admirant les jeux de lumières argentées sur les vaguelettes de l’Ill que produisent les manœuvres des resplendissants cygnes blancs, voguant en formation, et qui semblent y régner en maitres. Il est vrai que les navettes promenades demeurent à quai.

La douceur de ce moment s’écoule tranquillement à nos pieds. Nous en savourons chaque minute, profitant du calme, de la douceur et de la lumière, collés l’un tout contre l’autre. Le bonheur c’est ça. Le bonheur c’est simple. Il se pose là.

Ces moments nous berceront dans notre TGV retour. Mais avant de nous laisser bercer, il me faut me débarrasser du boulet qui nous pollue le début du voyage.

Après un passage par l’hôtel afin de prendre nos affaires et en profiter pour « vous savez quoi », nous prenons place à bord du train retour. Nous sommes quasiment seuls dans la salle supérieure du wagon.  C’est la première fois que je prends un billet sur un TGV Ouigo. J’ai découvert en prenant les places qu’il y avait trois catégories de billets : de base ; place avec prise électrique ; place au calme. J’ai pris des places avec prise électrique. A l’heure des batteries voraces en énergie, ça peut être utile.

Alors que le train s’apprête à partir, une dame s’installe derrière nous, et tout en branchant son portable, nous demande si nous pouvons le surveiller, le temps qu’elle indique à son mari, resté dans la salle du bas, qu’elle a trouvé une place avec prise électrique en haut.

En reconnaissant le style bourgeoise-séfarade-à-péruque-raide, je me dis « tiens une Chouchana orthodoxe ; ce que ces sheitels prescrits par le clergé pour imposer la pudeur à la femme, les obligeant ainsi à cacher leurs vrais cheveux, peuvent être aussi ridicules que peu discrets ». Puis je lui réponds que nous veillerons sur son portable. Je le pose d’ailleurs sur mon siège. Ma face de golem marrane taillé dans le granite galicien a dû la rassurer.

Nous commençons à nous assoupir, bercés par le léger roulis du train, nos souvenirs et le calme du wagon, lorsque Dame Chouchana remonte. Je lui rends son portable. A peine rendu qu’elle le décroche et appelle son fils en parlant fort et de façon nerveusement directive. Je me dis que si elle ne passe pas son appel depuis la plateforme c’est que ce sera bref. Et bien non. Son fils se trouve à l’épicerie et sa mère lui donne la liste des courses à faire en vue du confinement, mais aussi de la fête de Pessah qui approche, tout en contrôlant chaque point de la Cacherout. Là je me dis que ça va être très long et que ça va m’agacer.

« Jonathan ! Demande à ta sœur de prendre cinq boites de riz Uncle Ben’s, l’aromatique naturel sans arome (…)

Jonathan ! Prends bien les abricots sec de Turquie ; Jonathan ! Tu prends bien les abricots sec entiers, pas les moelleux ; Jonathan ! Tu fais bien attention à ce qu’il n’y ait pas de sirop de glucose dessus ; Jonathan ! Tu m’en prends trois boites ; t’es déjà bien chargé, d’accord, c’est pas grave mon fils, prends-en que deux alors (…)

Jonathan ! N’oublie pas l’huile d’olive, c’est très important, tu regardes bien s’il y a l’étiquette, oui l’étiquette starK-P ; Jonathan ! Tu sais quoi, prends la marque Terra Delysa, elle est de toute façon Cacher Lepessah, oui celle en bidon métallique de 3 litres ; Jonathan ! Prends-en 6 bidons, ça se garde bien ; t’es déjà bien chargé, bon ! C’est pas grave mon fils, prends-moi que cinq bidons alors (…)

Jonathan, mon fils ! Passe-moi ta sœur… »  

« Mon Dieu quel cauchemar ! ». Cela fait vingt minutes que ça dure et j’ai les oreilles qui saignent. Tout en pensant au pauvre Jonathan, et finalement au bonheur de ne pas avoir eu une mère juive orthodoxe, une mère bigotte-catholique étant déjà pas si mal, je médite sur les absurdités de notre espèce. N’y voyez rien de prétentieux. Il s’agit juste d’un exercice  purgatif ayant pour but de ne pas péter une durite.

Donc cette dame qui avec son mari a pris une place en bas sans prise électrique, tout ça pour gratter cinq misérables euros, vient charger son portable dans notre compartiment. C’est ridicule mais pourquoi pas. Le compartiment étant quasi désert, elle pourrait aller brancher son téléphone à l’autre bout et y passer son coup de fil, ayant ainsi l’extrême obligeance d’éviter de casser les couilles d’une bite non-circoncise. Mais non ! C’est tellement mieux de coller aux gens pour les abreuver de nos débordements comportementaux. Sans doute un besoin d’être rassurée par la présence des autres. Un besoin de doudou dans les situations stressantes. Et il est vrai que j’ai une bonne tête de doudou.

De toute façon, en la matière, il y a deux types d’individus sur cette Terre.

Ceux correctement circonscrits, qui considèrent que leur liberté s’arrête là où commence celle de l’autre ; qui savent que tout le monde a des soucis à gérer, des pensées à développer, ou des besoins de calme à gouter ; que ce n’est pas parce que quelqu’un ne parle pas qu’il n’est pas occupé ; et qui par conséquent évitent d’abreuver leur entourage de leurs régurgitations cérébrales, déversées comme elles viennent ; qui s’assurent que l’autre est disponible, qu’il n’est pas en train de se reposer, de réfléchir ou justement en train de digérer ses propres régurgitations cérébrales.

Et puis il y a les gens aussi egocentrique que cette dame. Des gens qui n’aiment pas être seuls au point de parasiter en permanence les autres avec leurs débordements. Sans doute un problème d’étanchéité. Des gens pour qui l’autre n’a pas d’existence propre. L’autre n’ayant vocation qu’à servir de réceptacle à leurs épanchements ou de sac à besoins.

En général, signifier à ce genre d’individu que tu as toi aussi une existence propre, avec des besoins propres, dont celui du calme, qui plus est à un moment ou à un endroit où la bienséance l’admet comme allant de soi (un compartiment de train par exemple), génère deux type de réactions. La colère, ce genre de personne n’admettant pas que tu puisses lui signifier ton existence, ou  alors une grandiloquente mansuétude, ce genre d’individu dans sa majesté acceptant d’accéder à ta supplique, ce qui a forcément quelque chose d’humiliant pour la personne qui souhaite ce qui va de soi entre gens correctement éduqués.

Comme il est hors de question que je reçoive des jets d’hystérie ou un méprisant « soit », je décide de faire la chose la plus logique à faire. Vu que nous n’existons pas, faisons comme si cette dame n’existait pas.

Me tournant vers mon Aimée, à qui la douceur aussi agnostique que gauloise rend ce genre de comportement tout à fait extraterrestre, mais franchement abasourdie par cette interminable litanie épicière, je lui raconte ce qui se passe. Je lui explique ou plutôt je lui commente la scène, à voix haute, et sur un ton fortement moqueur.

L’emperruquée finit très vite par se rendre compte que ma voix de baryton renvoie un écho goguenard de sa conversation. En signe de désapprobation, elle décide de brancher le haut-parleur de son portable. Qu’à cela ne tienne, je singe également les réponses de son pauvre Jonathan de fils, tout en expliquant à ma Chérie le sens de la cacherout particulière à la fête de Pessah.

A ce moment-là, ma femme pour cacher sa gêne, me demande comment je sais cela. Je lui réponds, en lui adressant un clin d’œil complice, tout en prenant une voix gutturale et en imitant le doigt de Dieu que « c’est là mon côté Moïse ». Le blasphème est de trop. L’orthodoxe mal élevée, sans piper mot, se lève et quitte le compartiment.

En rigolant, je lâche un « Mission accomplished ! Nous voilà Libérés ! Le tout en moins de cinq minutes ! La vérité, si le Mossad voyait ça, il serait impressionné ! Faire lâcher sa position à une mère juive religieuse, le tout en moins de cinq minutes, cela tient du génie en matière de guerre psychologique. Faudrait que j’enseigne mes méthodes à l’Institut #LOL ».

Le calme revenu, nous nous laissons enfin bercés jusqu’à Paris…

 

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