(Après le "Chapitre 1 - ça commençait pourtant bien" puis le "Chapitre 2 - Les Roses du Rhin"... voici le Chapitre 3)
La nuit fut courte. Cette journée du 16 mars sera longue, aussi longue que l’interminable liste de conneries et de mensonges de ce gouvernement.
Le tout dernier air de pipeau officiel que sifflote la porte-baratin du gouvernement assure que « les nouvelles au sujet d’un confinement imminent ne sont que des fake-news ». En écoutant celle qui aura assumé dès le début « de mentir pour protéger le président », tu en conclues que le confinement est effectivement imminent.
Au bureau la journée s’ouvre sur une réunion de crise. On nous informe que le confinement sera officiellement annoncé ce lundi soir, pour mercredi midi, le tout pour une durée de 45 jours.
On a beau s’y attendre, c’est tout de même le choc. Un bel effet de sidération. Nous nous regardons un temps le regard hagard. Puis des milliers de questions se mettent à se bousculer dans nos têtes. Le temps s’étire comme une partition devenue folle.
Des questions bien plus nombreuses que le maigre nombre de réponses que notre hiérarchie est en mesure de nous apporter. Côté organisation professionnelle, elle nous annonce que le télétravail sera la règle.
Moi qui ne jure que par le terrain, je vais devoir réduire mon univers à un écran d’ordinateur, et passer en mode gestion dématérialisée de mes dossiers. C’est beaucoup moins fun mais je sais faire aussi. Pour me défouler, je m’adonnerai à mon jeu préféré, l’analyse de données.
Pour l’heure, une fois la réunion terminée, vient le moment de l’adaptation. Pas le temps de débriefer entre collègues et de plaisanter un chouia. Il nous faut annuler nos rendez-vous, plier nos dossiers, stocker nos données et nous organiser en vue de fonctionner en mode tortue.
J’ai l’impression de me préparer au choc avec une nouvelle invasion devant laquelle il faudrait hurler « Les Allemands sont à nos portes !». Pire j’ai le sentiment de fuir devant un ennemi, qui plus est invisible, sans même en ressentir le danger. Déguerpir sans peur, quelle étrange sensation.
A la pause du déjeuner, je glane des informations en vue de mon organisation personnelle. Il semblerait qu’une attestation de déplacement nous permettra de nous déplacer pendant le confinement pour des raisons professionnelles ou familiales, notamment pour porter assistance aux personnes vulnérables.
J’en conclus que je pourrai aller m’occuper occasionnellement de mon père et que je pourrai concilier devoir filial et bonheur conjugal. J’en informe ma Mie. « Ouf ! Je ne serai pas obligé de voir mon père comme un empêcheur de forniquer en rond » me dis-je en souriant.
D’ailleurs, après avoir plié le volet professionnel dans le milieu de l’après-midi, chargé de mon paquetage, je décide de passer chez mon père en partant du bureau pour lui annoncer le mode d’organisation envisagé. J’ai beau ne présenter aucun symptôme de quoi que ce soit, nous nous tenons, comme depuis quelques temps, à distance règlementaire l’un de l’autre. Il approuve bien évidemment ma décision, en me disant qu’il dispose de tout le nécessaire, et qu’il est hors de question que je m’enferme à côté de chez lui, tout cela pour des passages occasionnels.
Pour clore le débat, il me lance l’une de ses expressions typiques du nord du Portugal, qui ne vont pas sans me rappeler les sentences des vieux amérindiens : « vai à tua via e se vier a minha hora, jà tenho a broainha e a mantinha pronta » ; ce qui signifie « vas retrouver ta vie, et dis-toi que si mon heure devait venir, j’ai mon quignon de pain et ma vieille couverture de prêtes ».
Une vieille référence à d’anciennes coutumes que nous racontaient les aïeux au coin du feu. Dans les temps anciens, lorsque l’on sentait venir son heure, afin d’éviter peine et fardeau à sa famille, on s’en allait mourir seul, dans la montagne, en emmenant juste un quignon de pain rustique et sa vieille couverture. C’est plein de dignité mais c’est toujours dit avec une pointe de goguenardise toute galicienne. Par conséquent, je rigole en entendant mon père m’offrir cette tragique tirade, avant de lui répondre en portugais : « contente-toi de m’appeler si tu devais avoir besoin de quoi que ce soit ».
Je dis cela lorsque mon regard balaye la bibliothèque du salon. Je reconnais certains livres que je voulais lire depuis longtemps et que je n’avais pas eu le temps de faire jusqu’à présent. Je me dis que j’aurais peut-être du temps à meubler et saisis deux recueils de poésie de Sophia de Mello Breyner Andresen et Antero de Quental, deux immenses noms de la poésie portugaise. Mon père accompagne mon geste du traditionnel proverbe sapiophile portugais « o saber não ocupa lugar ». « Le savoir ne prend pas de place ». Je souris. C’est exactement ça. Meublons avec ce qui ne prend pas de place.
Ces belles paroles de dites, je remarque également qu’il semble manquer quelques bricoles dans ses stocks, notamment de l’eau en bouteille et ses fruits préférés. Je me dis que je lui en achèterai demain et lui annonce que je passerai par conséquent demain soir.
Je vais chez moi mettre en ordre mon domicile avant bouclage et me faire un sac d’affaires dans laquelle je mettrai des fringues, du matériel professionnel, des dévédés, les livres récupérés chez mon père et d’autres trainant sur l’étagère des livres à lire.
Il est dix-neuf heures. Le soleil vient de se coucher. Je file vers le métro les bras chargés, dans la pénombre des rues de ma banlieue.
Dans une ruelle, je manque de percuter un quidam qui sort pressé d’un immeuble de standing pour s’engouffrer dans un véhicule monospace garé à moitié sur le trottoir. Son allure interpelle mon regard qui le suit jusque dans la voiture. Brun, trapus, un style débraillé comme s’il tombait du lit, chaussé de ce qui semblait être des chaussons, il monte dans une vieille Renault-Espace dans laquelle se trouve femme, enfants et tout un fatras de sacs remplis de jouets, de courses alimentaires, sans oublier des packs de rouleaux de torche-cul qui dépassent des sacs. Dans ce crépuscule, on aurait presque dit qu’il enfourchait une énorme gousse d’arachide chargée à tout rompre de ce qui compte pour lui.
Tout en continuant de marcher, je quitte la scène des yeux en me disant « visiblement, la course à l’exode a commencé, certains étant prêts à quitter la région parisienne en peignoir ou pyjama ; ça sent la panique ; d’aucuns partant déjà en cacahuète au sens propre comme au figuré ! ».
Dans le métro, alors que jusqu’à présent nous nous sérions les uns contre les autres dans ce qui ressemblait à de l’insouciance pure, l’ambiance vient de virer au paranoïaque. Des masques, jusqu’ici rares, apparaissent en plus grand nombre dans les rames. Tout le monde se regarde en ennemi potentiel, portant tel un cheval de Troie, un mal barbare qui menace les murailles de notre civilisation. Le moindre toussotement fait se retourner des visages inquiets.
Il n’est pas loin de 20 heures. Toutatis le Petit, notre monarque élu conformément à la tradition gauloise, s’apprête à s’adresser au Peuple. Je sors de la station Place de Clichy et décide de marcher les quelques centaines de mètres qui séparent cette station de notre nid d’Amour.
Je me demande si notre quartier de La Fourche connaît déjà ses premières transformations. Comme je le disais, j’aime beaucoup ce quartier pour plusieurs raisons.
J’aime les endroits où des chemins se séparent et se retrouvent. Tout bon kabbaliste ou alchimiste vous dira que c’est chose importante d’habiter près d’un embranchement. Plus qu’ailleurs, l’arbre des possibles y est présent, le choix des différentes voies également.
A La Fourche, c’est le cas de l’avenue de Clichy qui rejoint celle de Saint Ouen, mais aussi des deux embranchements de la dantesque ligne 13 que je prends régulièrement. Depuis les deux années que je la fréquente, j’ai mis à jour mon système immunitaire. Moi qui ne suis jamais malade, j’ai pu tester dès lors différentes grippes et bronchites tenaces ayant eu pour vertu de muscler mes anticorps. Et lorsque ce ne sont pas les microbes qui se frottent à nous dans ce sauna roulant, ce sont les moustiques qui se régalent. Au vu de l’incroyable variété ethnique des populations que l’on y trouve, je suis certain d’avoir dû côtoyer, via ses moustiques, la dengue, le chikungunya, le zika et le coronavirus. Une expérience que tout anthropologue devrait vivre. Une expérience pas assez bien notée à mon gout dans Trip Advisor. Tout touriste amateur d’odeurs, de tensions, de sensations extrêmes, devrait tenter la ligne 13 aux heures de pointe. A côté de ça, le métro tokyoïte à l’heure de sortie des bureaux, passe pour du petit lait !
Ah ! Cette chère Ligne 13 ! J’avais même fini par regretter l’étouffante promiscuité de ses bétaillères à hominidés pendant l’interminable grève des transports de cet hiver. En faisant mes 25 000 pas quotidiens pour rejoindre mon bocal professionnel, j’avais finis par en comprendre la raison. Voyez-vous, c’est là, dans une rame de la lige 13, un soir, en rentrant d’une formation, que ma douce et moi avions connu notre premier rapprochement physique. Ne rigolez pas ! Le quasi contact avec mon poitrail l’avait émoustillée, m’avoua-t-elle un jour, tout comme le délicat parfum de ses magnifiques cheveux, mes yeux dans les siens, m’avaient fait oublier toutes les effluves acres post-journée de travail, qui donnent à l’atmosphère de la ligne 13 celle d’une planète gazeuse quasiment irrespirable.
J’arrive donc à La Fourche côté surface. Je constate que les prostituées chinoises qui tapinent habituellement sous le porche d’un immeuble jouxtant le MacDo, ne sont plus là. Cela s’explique sans doute par la fermeture de la Brasserie qui se trouve à la sortie du métro et à la terrasse de laquelle les mères maquerelles surveillent toute la journée l’activité de leurs écrevisses.
En parlant de MacDo, celui-ci est encore ouvert. Devant, se trouvent des livreurs « Uber Eats » africains qui attendent les colis en compagnie des narvalos Maghrébins du quartier qui squattent le trottoir devant l’établissement. L’un de ces narvalos vient d’ailleurs de s’illustrer en se moquant méchamment d’un Asiatique corpulent, portant un costume de cadre et un masque chirurgical sur le visage, et qui marche dans ma direction. Je n’ai pas entendu la vanne qui lui était adressée, mais j’entends l’Asiatique, agacé, se tourner vers l’autre con et lui assener « alors, ce genre de remarques racistes, tu te les gardes pour toi » ; illustrant ainsi ce nouveau proverbe de quartier « quand le reubeu fait le chameau, le lama fâché se met à cracher ». Alors que ma face d’ours Cantabre assaisonne de mépris l’autre face de dromadaire con à brouter du sable qui reste assis à ruminer sa stupidité, le lama Chinois continue son chemin. Ainsi va la vie dans ma jungle urbaine.
Un peu plus bas, je remarque que le bar sympa à bobos, ainsi que la brasserie à la terrasse de laquelle les sempiternels fumeurs de joints se serrent toute la journée en bédavant, sont fermés. Cependant, ma pizzeria rabzouz aux bonnes pissaladières à cinq balles est ouverte. « Bonne nouvelle » marmonne-je. Nous pourrons conserver au moins ce rituel, vu que notre délicieux restaurant brésilien de la rue Legendre ou notre savoureuse cantine péruvienne de la rue Dautancourt sont clos jusqu’à nouvel ordre.
Elle va me manquer toute cette vie ou folklorique apathie de quartier ; nos restos habituels ; ce brassage de populations aux origines ethniques et sociales diverses, tout en demeurant populairement parisienne ; cette galerie de personnages que j’ai appris à aimer ou à en rire. Instantanément, je pense à la jeune michtoneuse africaine surmaquillée qui balade le long de l’avenue de Clichy, tous les samedi après-midi, dans ses leggins serrés, tout en les roulant avec application, ses deux protubérances fessières à destination des petits males crevant la dalle.
Cette image ridicule s’envole lorsque je pousse la porte de chez Nous. Ma femme m’embrasse goulument, accrochée à mon cou, pendant que je me lave les mains, avant de lui caresser les cheveux ainsi que son doux visage.
« Chez soi se trouve là où le cœur est ». Cette sentence me frappe comme une évidence.
Dans le salon j’entends le petit Manu qui annonce que nous sommes « en guerre ». Je ne peux pas m’empêcher de lâcher un éclat de rire en ajoutant « mon Dieu ! On va encore tous mourir ! ». Quelle Queen Drama celui-là. Une Queen Drama un peu folle. Un coup, il nous invite à danser ou à nous presser au théâtre, celui d’après il nous intime l’ordre de nous battre.
« Et bien c’est parfait !» dis-je en rigolant, « si c’est la guerre, faisons comme d’habitude, contentons-nous de capituler, et laissons les Américains nous libérer à la fin ; après tout, il est fort à parier que ce seront nos cousins Ricains qui trouveront le vaccin libérateur en premier ».
Comble du ridicule, le moufflet présidentiel qui joue les pères de la Nation semble nous gronder.
Il y avait semble-t-il beaucoup trop de monde dehors le weekend dernier. Pas assez pour maintenir un taux de participation honorable au premier tour des élections municipales, mais beaucoup trop quand même, notamment dans les parcs et quais de Seine. Il sait de quoi il parle, sa royale Brigitte s’y est promenée elle aussi. Visiblement, elle aurait préféré avoir le monopole des bords de Seine pour s’aérer l’esprit. Mais trop de Parisiens ont eu la même idée. Ce n’est pas normal ! Ce n’est pas bien ! Comment remporter la victoire contre le virus dans ces conditions. Par conséquent, nous voilà, non pas en crise sanitaire, mais carrément « en guerre ». La mobilisation doit être générale, du moins pour quinze jours à partir de demain midi. Pour les détails, il faudra voir avec le Ministre de l’intérieur et le Premier ministre.
« Ah tiens ! Ce n’est pas pour quarante-cinq jours » me dis-je avant de me rendre compte que le confinement ne démarrera pas mercredi comme on me l’avait dit ce matin, mais dès demain midi. Je vais donc devoir faire les courses pour mon père demain matin et lui préparer également des attestations de sortie.
Ayè ! Me voilà énervé, sans savoir qu’il ne s’agissait là que d’une petite mise en bouche.
Une heure plus tard, le drôle d’oiseux de l’Intérieur apparaît à l’écran. A son pupitre, il lit son papier et ponctuant ses rodomontades de réguliers petits coups d’épaule. Ce foutriquet de Castaner blâme « la légèreté des Français » qui les a conduit à se promener ce weekend, et justifie ainsi la nécessité de nous confiner. Il s’agit donc d’une mesure ayant un sens plus punitif que sanitaire. « C’en est trop ! Est-ce son passé de gardien de tripot qui lui donne des velléités de chien de berger ? Tout bonnement à gerber ! »
Sans même attendre les sermons du Premier ministre qui, le lendemain annoncera le montant des amendes, et remettra une couche sur « la négligente insouciance des Français dans les rues » le jeudi 19 lors de son discours à l’Assemblée, je vitupère dans le salon.
« Saperlipopette ! Que ces inconsistants, qui passent leur temps à naviguer à vue tout en virant constamment de bord, prennent les décisions qui s’imposent. Mais de grâce qu’ils cessent de nous engueuler et de nous punir collectivement ! Les mensonges et le manque de sens sont déjà de trop ! »
« Oui, au lieu de nous engueuler pour camoufler leurs atermoiements et autres injonctions paradoxales ; au lieu de faire dans le disruptif, que ces amateurs nous annoncent leurs mesures en y donnant du sens ! »
« Pourquoi ne pas avoir dit quelque chose du genre, au lieu de continuer de nous prendre pour des cons : les dernières conclusions sanitaires et scientifiques en notre possession, ainsi que leur caractère alarmant, vont nous obliger à accentuer les mesures de protection de la population. Nous savons que nous vous avions invité à voter et à garder un semblant de vie normale tout en respectant les mesures barrière, mais ce n'est pas suffisant. Par conséquent, des mesures de confinement vont être mises en place dans les trois jours, vous laissant le temps de vous y préparer ainsi que vos proches en situation de vulnérabilité. Compte tenu de l'aggravation de la situation sanitaire et de l'impérieux besoin de protéger les plus vulnérables d'entre nous, nous lançons un appel au sens absolu des responsabilités individuelles et collectives. Le non-respect des consignes qui seront déclinées dans les prochaines heures, seront sanctionnées dans l’intérêt de tous. »
« Calme-toi mon Chéri » me demande ma Douce en posant sa main sur mon bras. Les effets de sa peau sont magiques. Ceux de ses profonds yeux bleus le sont plus encore.
Dans ces moments, elle me fait penser, à un détail près, à ce joli poème avec lequel la juge Adelina Barradas de Oliveira rendit hommage à l’immense poétesse portugaise Sophia de Mello Breyner Andresen :
« Há mulheres que trazem o mar nos olhos - não pela cor - mas pela vastidão da alma. E trazem a poesia nos dedos e nos sorrisos. Ficam para além do tempo - como se a maré nunca as levasse - da praia onde foram felizes…
Há mulheres que trazem o mar nos olhos - pela grandeza da imensidão da alma - pelo infinito modo como abarcam as coisas e os Homens…
Há mulheres que são maré em noites de tardes… e calma… »
En français, cela donne quelque chose comme ça :
« Il est des femmes qui portent la mer dans les yeux - non pour la couleur - mais par l’immensité de leur âme. Qui portent la poésie au bout de leurs doigts comme en leur sourire. Elles restent par-delà le temps - comme si la marée ne les effaçait jamais - de la plage où elles furent heureuses…
Il est des femmes qui portent la mer dans les yeux - par la magnifique immensité de leur âme - par leur infinie manière d’embrasser les choses comme les Hommes
Il y a des femmes qui sont marée en fin de soirée… et calme… »
Le détail près étant que ma femme porte la mer, y compris par la couleur de ses yeux. La regardant, tout en lui souriant amoureusement, je lui murmure « tu as raison, mon Amour ! Allons faire l’amour plutôt que la guerre sanitaire ».
Le lendemain matin me voici dans une supérette du côté de chez mon paternel. Le fond de l’air ambiant empeste la fébrilité, une fébrilité toute communicative, que je n’avais même pas senti après les attentats de 2015, l’atmosphère ayant été plutôt celle de la résistance. Rappelle-vous « Paris est une fête ». Là, dès l’annonce de l’état de guerre, ça sent le parfum de la défaite, à commencer par celle de la rationalité.
Les rayons pâtes, riz, PQ, ont été dévalisés. Cela me fait rire et suscite en moi une scène de bataille absurde.
Sur fond musical de la chevauchée des Walkyries, et sous les crépitements des tirs de mortiers où les obus sont remplacés par des œufs, et la fumée par l’explosion de sacs de farine, je me lance dans une phase de reconnaissance appliquée du champ de bataille, chaque rayon m’apparaissant comme des tranchées ennemies. La reconnaissance effectuée, je procède à la fixation des forces adverses en jetant le dernier paquet de riz du magasin au beau milieu du rayon féculents ; puis je déborde par le rayon bière déserté ; et plante victorieusement mon étendard sur la position « Papier Lotus Confort », avant de brandir un paquet de 24 rouleaux en hurlant « Mon Précieux ! »
Revenu de mon opération PQ imaginaire, je prends pour mon père des fruits « Bio » chargés en vitamines. C’est très bien les vitamines ! Il lui en faudra tout plein. J’avoue que d’ordinaire, le Bio, pour moi, je m’en fous. Mais pour mon père comme pour mes gosses, c’est devenu un réflexe.
En trainant dans les rayons je croise une Mama africaine qui dévalise méticuleusement tout un lot de shampoing au litre. Penchée sur le lot, elle veille jalousement, en remuant du popotin, à ce que personne n’approche de son butin. « Pourquoi 12 bouteilles de shampoing ? » j’ai bien envie de le lui en demander la raison, mais l’envie me passe en me rappelant que je devais prendre de l’eau et des conserves de thon pour mon père.
Après l’eau en plastique me voici devant le poisson en boite. Ce constat me tourne en tête. J’y trouve une forme de poésie urbaine post-moderne assez rigolote. Là encore, je sors de ma rêverie en constatant que le rayon a été dévalisé. Il ne reste plus que trois boites de thon d’une grande marque, bien évidemment deux fois plus chère que celles de marque ordinaire.
J’en prends une ; j’en prends deux et lorsque je m’apprête à saisir la troisième pour la mettre dans mon panier, je vois qu’une main s’approche pour la prendre. Là, mon cerveau reptilien s’active. D’un geste reflexe particulièrement vif, je saisis la troisième boite avant que cette vile main prédatrice menaçant ma survie ne s’en empare. Devant la vitesse résolue de mon geste, la main étrangère se retire tremblotante. « Ah ! Ah ! A la guerre comme à la guerre ! Victoire ! » Je regarde alors mon ennemi et je souris devant ma connerie.
Un petit Jean-Kevin, d’une vingtaine d’années, tout frêle et tout blond, habillé comme un Jean-Eudes de bonne famille, et remontant nerveusement une écharpe sur le nez, me regarde apeuré. Je ressens qu’il vit sans doute là l’un des moments les plus traumatisants de sa jeune existence. Il lui faudra certainement plusieurs séances de thérapie pour l’aider à digérer le stress post-traumatique du confinement.
Ce constat passé, mon « Surmoi » néocortical se met à insulter mon « Ça » reptilien. « Ah bah bravo! S’il te suffit d’une misérable déclaration de guerre sanitaire, et d’une dérisoire fébrilité ambiante pour que tu oublies toute civilité ! N’as-tu pas honte sombre butor ! Sois un peu classe bordel ! ». Soumis à une telle avoinée, mon « Ça » bat en retraite comme un gros reptile traqué par un amateur de chaire de varan ; puis mon « Moi » mammalien, en paix, tend la troisième boite de thon au jeune Blondinet taillé comme une chips, en le rassurant d’un « je vous en prie ». Celui-ci me remercie, tout en remontant spasmodiquement sur le nez, son écharpe en cachemire de chez Bompard.
Le regardant partir à reculons, peu rassuré, tel un ouistiti craignant la charge du gorille à qui il aurait ravi la pitance, je ne peux refréner une interrogation, « survivra-t-il à la violence de cette guerre ? ».
Je me rends compte d’ailleurs à quel point toutes les générations de l’après seconde guerre mondiale, ont été préservées de bien des traumatismes, nous rendant tous, sans doute, un peu moins aptes à affronter ce genre de situation extraordinaire.
En me dirigeant vers les caisses, je soupire de soulagement, comme si je me rendais imperméable à la fièvre ambiante, me disant « ce que ça peut faire du bien d’agir de façon civilisée, de se sentir un peu moins babouin ».
Le devoir filial accompli, me revoilà une heure plus tard à La Fourche. Je me dirige vers le Monoprix en me disant que ce confinement ne manquera pas d’aggraver les constipations passagères de ma Dulcinée, et qu’en conséquence je lui prendrais bien un pack d’Hépar. Je me dis également, que le meilleur moyen de faire la nique aux sermons du gouvernement, est de fêter l’entrée en confinement. Après tout, il est midi. Nous y sommes officiellement.
Tout comme dans la superette où j’étais ce matin, le rayon pates et riz ont été dévalisés. Par contre il reste du papier toilette. J’en prends un pack pour rigoler et célébrer ma victoire sur cette journée de dingues. Comble de la drôlerie, il y a de la bière « Corona » en promotion mais aussi de la « Mort subite ». Je prends un pack de chaque. Je pourrais ainsi prendre en photo ma balle de femme, une Corona et une Mort-subite en main, en titrant le tout, « ma femme est une fille mortelle ».
Par ailleurs, si le rayon féculent a été pillé, celui des blinis et tartinades est resté intact. Je me dis intérieurement :
« Ce que les gens peuvent être sots ! Alors que les pates étaient de plus en plus boudées pour cause d’allergies au gluten, une façon snobe, sans doute, de se détourner de la bouffe des masses pour des nourritures plus nobles, voilà que les pâtes à prolétaires prennent le pas sur tout le reste, y compris dans les supérettes à Bobos ; qu’à cela ne tienne, j’ai le thème du repas de ce soir ; ce sera apéro-dînatoire blinis-homous-tzatziki-et-autres-tapenades ».
En arrivant dans notre rue, après avoir croisé la première patrouille de police de ce confinement, je constate qu’il y a beaucoup plus de places pour se garer dans la rue. Comme quoi, dans notre rue, pas mal de gens sont déjà partis, eux aussi, en cacahuète. J’apprendrais par voie de presse quelques jours plus tard, que 20% des parisiens auront déserté la capitale pour aller donner une détestable image du parigot en province.
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